Hélène Picard

Hélène Picard photo

Hélène Picard 1873-1945

De l’esthétique de la solitude….

 » Vivre d’un souvenir, vivre d’une ombre auguste

Et parce que l’on aime à jamais et si fort

Sentir que l’on devient pur, lumineux et juste

Et qu’on ne mourra pas tout à fait dans la mort « 

L’instant Eternel

De Sapho à Renée Vivien, je ne pouvais que revenir vers Colette et de Colette rayonner vers toutes ces femmes, ces portraits généreux ou griffés qu’elle nous a livrés: Hélène Picard, mais aussi le  » petit corsaire  » Renée Hamon, Marguerite, la grande Moreno, toutes nées dans le dernier tiers du 19 ème siècle, bousculées par la Grande Guerre et plongées dans la modernité du 20 ème siècle.

Comment ont-elles affronté le choc, comment ont-elles mené ce combat qui les menait vers l’autonomie, la liberté et la reconnaissance consciente de leurs désirs? Comment passer des corsets, des robes longues, des appartements sombres, aux rues encombrées et bruyantes, aux usines, aux voitures, aux cheveux courts? Mais aussi à des vies sans la protection d’un mari, des vies dont la liberté fut parfois durement payée au créancier solitude.

Si certaines ont posé le masque de l’outrance sur leur visage pour masquer leur peur, d’autres ont choisi la réclusion comme ultime rempart de leur liberté. Telle fut Hélène Picard: Hélène et Renée semblent les archétypes des victimes de la modernité. Alors que Colette en serait l’archétype vainqueur.

Hélène écrit au moment où le nombre de femmes de lettres connaît une hausse spectaculaire, que l’on ne soupçonnerait pas si l’on se fiait seulement aux journaux, et autres listings officiels: en 1908, plus de 700 auteurs sont des femmes. En 1928, la proportion reste la même sur les 3000 écrivains déclarés. Elles n’étaient qu’une vingtaine en 1860.

On devine dans ces chiffres à la fois la renommée grandissante de l’état d’écrivain ( de nombreux prix naissent dans ces années là ) et l’attrait que cette activité intellectuelle exerce sur les femmes, dont la plupart sont issues de la bourgeoisie ou de la noblesse, qui a toujours accordé ses faveurs à la littérature.

(source:http://www.persee.fr/doc/arss_0335-22_1990_num_83_1_2936 )

Il n’est pas étonnant non plus de voir, dans les mêmes années, naître les mouvements d’émancipation des femmes dans les pays occidentaux.

Mais attention, les hommes ont, longtemps, soit considéré avec dédain ce qu’écrivaient les femmes soit les ont cantonnées dans des genres dits « typiquement féminins »: la littérature pour enfants, sentimentale, psychologique, épistolaire. Bref tout ce qui ne demande pas la puissante logique masculine. Bien évidemment les femmes écrivains furent considérée comme mineures dans tous les sens du terme et je retrouve là Colette, qui se lança comme les hommes dans la carrière de journaliste, qui travailla au théâtre, au cinéma, bref aborda tous les genres encore réservés aux hommes.

Où est la place d’Hélène Picard dans cet univers littéraire ? Un peu particulière, car si elle connut assez vite la reconnaissance, dès 1908/1909, elle choisit la réclusion et la solitude dans les hauteurs de son petit appartement parisien. La pauvreté et le dénuement furent également ses compagnons.

Ses œuvres sont pratiquement introuvables en librairie, même spécialisée.

C’est à travers les lettres de Colette, des extraits de certains de ses livres, puis la lecture de l’Instant Eternel, que je vous propose, non pas un portrait, mais une ombre légère telle qu’Hélène s’est voulue.

Hélène Dumarc est née à Toulouse en 1873, elle est l’exacte contemporaine de Colette. Elle épouse le sous-préfet Picard en 1898, lui même lettré. La carrière d’Hélène, tout comme celle de Renée Vivien, débute avec une reconnaissance de son talent par les milieux littéraires: des publications, des prix importants ( ceux des Jeux Floraux par exemple ). Elle aurait pu poursuivre à la fois sa vie d’épouse de sous-préfet et de femme de lettre. Mais en 1920, après avoir quitté son mari elle devient la secrétaire de Colette à Paris, puis son amie.De sa passion sans retour pour Francis Carco naîtra son œuvre la plus connue peut-être  » Pour un mauvais garçon « . Puis la maladie, la réclusion dans son appartement parisien, la solitude et la pauvreté transforment Hélène en petit fantôme que Colette semble tenir à bout de bras, sollicitant les uns et les autres. Hélène meurt en 1945, les privations de la guerre ne sont sûrement pas à négliger dans son décès.

Ces quelques lignes ne disent pas grand chose d’Hélène Picard.Nous la retrouverons plus vivante, plus proche chez Colette.

Des lettres de Colette à Hélène ont été publiées dans un recueil ( » Lettres à Hélène Picard, à Marguerite More no, au petit corsaire » ; texte établi et annoté par Claude Pichois et Roberte Forbin; préface par Maurice Goudeket Flammarion, 1988 ).

Mais c’est sûrement dans L’Etoile Vesper que l’ombre se dévoile. Colette écrit après la mort de son amie et un chagrin sincère transparaît : » Je ne sais plus de quelle année date notre amitié. Je me souviens qu’Hélène Picard, séparée de son mari, –– ancien sous-préfet, un peu poète lui-même –– arrivait à Paris pour y savourer sa pauvreté et son indépendance. (Colette, L’étoile Vesper) ou bien dans un envoi pour  » La Chatte « :  » À mon admirable Hélène Un peu de bleu pour sa chambre à rêver Avec ma tendre et profonde amitié »

Autant Colette s’est plu à griffer Renée Vivien, autant elle a toujours évoqué Hélène tendrement et sans aucune méchanceté. Sa plume a toujours été tendre, amicale, réconfortante pour son amie.

Elles avaient d’autres points communs dans leur extrême différence: leur amour de la nature, leur sensibilité extrême aux beautés naturelles, le lien entre leur sensualité et la nature a sûrement rapproché les deux femmes.

Le parfum des treilles, le vibrant soleil, les lilas du mois de mai tout n’est qu’appel à respirer à ouvrir les yeux sur la nature. Une liste presque exhaustive de plantes, d’arbres, de fleurs, d’animaux et d’éléments naturels enveloppe le lecteur: myrte, abeilles, forêts, lune soleil. Bien souvent, Hélène franchit la grille d’un jardin. D’un endroit protecteur et maîtrise, elle s’évade dans la nature sauvage non maîtrisée hors les grilles.

Ainsi dans « Espérance »

Que le soleil est chaud dans le parfum des treilles

Et comme il est vibrant de souffle harmonieux!…

La forêt a chanté par toutes ses abeilles

Et je souris d’avoir une larme à mes yeux.

O vous qui frémissez d’être des jeunes filles,

Mes sœurs, vous qui courez sur le bord des étang

Du jardin entr’ouvrez si doucement les grilles

Pour regarder passer la forme du printemps

Voulez-vous dire avec moi le grand poème

Du rêve, du désir, de l’attente et du soir?…

Nul jeune homme, jamais, chez moi,ne vint s’asseoir

Et, pourtant,apprenez, mes chères sœur, que j’aime.

L’instant éternel, Paris, Sansot, 1907

Cet élan vers la nature paradoxalement se situe lorsque justement la modernité sépare les hommes de la nature: la vie urbaine, les progrès techniques mettent un écran entre la nature et les humains. Donc c’est une nature idéalisée, une nature directement issue des poèmes élégiaques antiques à laquelle Hélène fait référence.

Cet appel est lié à un autre celui de l’amour. Si Hélène est si sensible à la sensualité de la nature, c’est qu’elle espère, attend celui qui partagera avec elle les plaisirs de l’amour. Sensuelle, érotique même sans s’en rendre compte, Hélène Picard laisse une œuvre plus puissante et libérée qu’il n’y paraît. En tout cas elle ne cache pas la quête incessante et lancinante d’un amour charnel, l’expression des désirs, de l’élan vital ce que Freud appelle  » la libido », le désir viscéral de vivre, qui n’est pas seulement le désir sexuel.

Dans Trouble, Hélène révèle la tension nerveuse, l’exacerbation de l’attente à un point extrême:  » J’ai pleuré, j’ai crié, c’est trop de bonheur, trop…. « 

Il est évident que les textes ne s’adressent pas contrairement à ce qui sera « Pour un mauvais garçon » mais sont un hymne au désir intérieur, à l’élan vital. L’instant est proche mais il ne se résout pas dans le réel tout reste attente, espoir. Rien ne se réalise, rien ne devint contient.

Que dit Hélène de l’amour ? Rêvé, idéalisé, fantasmé, Hélène cherche un beau jeune homme, un étranger, un jeune homme pensif, ( Émoi, dans l‘Instant Éternel ). Elle est en quête du désir, elle respire l’amour. Hélène désespérée, éperdue d’attente trouve dans la nature le refuge mais aussi l’écho de ses désirs. Ce jeune homme n’existe pas et n’existera jamais. Et si par malheur, elle rencontre un avatar de ce jeune homme, c’est un bel indifférent, un peu voyou, c’est Francis Carco ni beau, ni jeune, ni pensif. Donc Hélène restera seule. De toute façon l’amour est toujours  » là-bas, là-bas…  » ( Cortège ).

Émoi:

Les airs sont enivrés d’un parfum d’oranger,

On a vu s’avancer, du chemin des cascades,

Un jeune homme, penser, beau comme un étranger

Qui saluerait, un soir, l’archipel des Cyclades.

( dernière strophe )

ou dans Cortège:

Pour enchaîner l’aimé nous tiendrons des guirlandes

Nos cheveux flotteront dans un vent de légende,

Nous nous désignerons l’amour:  » Là-bas… Là-bas… »

Et le sol du printemps gémira sous nos pas.

Eternelle jeune fille, éternelle innocente, éternelle sœur:  » mes sœurs  »  » mes sœurs chères  »  » vous « dans Espérance, dans Émoi, ou Cortège Hélène en appelle au groupe des sages-femmes.

Le partage de la condition féminine, le sentiment d’appartenance ont aussi très sûrement réuni Colette et Hélène: femmes, amoureuses, abandonnées, délaissées, solitaires, elles se sont reconnues. Souvenez-vous du phalanstère que gérait Colette pendant la Première Guerre. C’est sûrement dans ces moments que ces femmes ont appris à vivre seules mais aussi la solidarité féminine.

Dans Cortège:

Sœurs nous qui respirons…

Dans Émoi:

Prenons-nous par les mains mes sœurs chères…

Dans Espérance:

Mes sœurs vous qui courez sur les bords des étangs…

Mais Hélène ne trouvera pas d’issue: son besoin de pureté, son idéal sont si haut, si inatteignable que seules la réclusion, la solitude, l’ascèse lui permettront de résoudre ses conflits intérieurs.

Quitter le monde, quitter les autres, cultiver la solitude, la différence, ambitionner une telle pureté, une telle innocence, un tel niveau d’idéalisme ne se peuvent négocier avec la monde et la société.

Hélène s’isole, se refuse, s’appauvrit, maigrit, vit de peu comme une de ces ermites médiévales, et tombe malade. Jusqu’à en mourir.

Catherine Calvel

INSTANT ETERNEL:

https://archive.org/stream/linstantternel00pica#page/3/mode/1up

LES FEMMES ECRIVAINS ET LE CHAMP LITTERAIRE / Monique de Saint Martin

http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1990_num_83_1_2936

Vie et œuvre d’un poète, Hélène Picard ( 1873 1945 ) Nicole Laval Turpin

Renée Vivien

Renée Vivien

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Renée Vivien, ou de l’inaccessible perfection.

J’écoute en rêvant… La fraîcheur de ta voix
Coule, comme l’eau du verger sur la mousse,
Et vient apaiser mes douleurs d’autrefois,
Vierge à la voix douce.
Sappho.

Trop.
Renée Vivien est trop: trop décadente, trop romantique, trop crépusculaire, trop languide, trop Mallarmé et Lautréamont. Trop d’amours féminines et de boudoirs parfumés: trop de Liane de Pougy et d’Emilienne d’Alençon, consolations et perversités d’une bourgeoisie corsetée, sur le qui-vive, pressentant les bouleversements sociaux qui n’allaient pas tarder à se produire avec la Grande Guerre.
Trop 1900 en fait…
«…. et j’affrontais, chez Renée, l’air, qui comme une eau épaisse, retardait mes pas, l’odeur de l’encens, des fleurs, des pommes bletties. C’est peu dire que j’y suffoquais d’obscurité. » Colette, Le Pur et l’Impur, livre de Poche, p 93.

Et pourtant….quand on découvre Renée au détour d’une page, d’une citation, d’un poème, quand on la lit par petite touches, au tournant d’un recueil, d’une traduction aussi belle qu’infidèle, on la reconnaît immédiatement comme une petite sœur, une femme qui lutta pour exister, pour faire œuvre.
Une solitaire, retranchée dans son orgueil de timide, ses exigences contradictoires, une affamée de culture, de connaissances. Il faudra lui ôter ses chapeaux trop grands, ses voilettes et ses gants si l’on veut comprendre cette femme double, triple même. Toujours riante, enfantine presque, selon Colette, si grave, si mélancolique dans ses oeuvres:
« Il n’est pas un trait de ce jeune visage qui ne me soit présent. Tout y disait l’enfance, la malice, la propension à rire. Où chercher entre la chevelure blonde et la tendre fossette du menton effacé et faible, un pli qui ne fût point riant, le gîte de la tragique tristesse qui rythme les vers de Renée Vivien ?…»  Colette, ibidem, P 89

J’ai rencontré Renée Vivien il y a longtemps: mince ombre fragile, elle apparaissait, au sens premier d’apparition, chez Colette. Qui était-elle ? Que faisait-elle dans la vie de Colette à ce moment ( c’est la période Willy ou peu après sans doute ) et je me méfiais des rencontres que Colette faisait à cette époque. Dans mes souvenirs je la confondais avec la silhouette menue d’Hélène Picard, autre vraie et sincère amie poétesse aussi de Colette, dont je parlerai peut-être dans quelques temps.
Il faut donc se plonger dans un des chapitres du livre intitulé « Le Pur et l’Impur »

publié en 1932 mais qui se rapporte principalement à ses années de vie parisienne avant la Grande Guerre.
Colette eut quelques amitiés féminines solides et sans équivoque: Marguerite Moreno par exemple.
Mais quel sentiment portait-elle à Renée ? Un sentiment qu’elle nomme amitié mais qui me semble assez loin de ce lien particulier: le regard narquois, condescendant, même cruel qu’elle porte à Renée dans le « Pur et l’Impur » côtoie paradoxalement une grande finesse d’analyse à son habitude, mais aussi je crois de la compassion. Peut-on avoir de la compassion pour un/e ami/e ? Je ne parle pas d’une compassion temporaire dans un moment singulier, non il s’agit ici d’une compassion générale sur ce qu’était Renée. De la compassion et finalement une fois que Colette pense avoir percé le secret de Renée de la pitié.
Colette ne se permet de pas de juger l’écrivain dont elle reconnaît la valeur. Elle épie, scrute la femme, la personne, pas la poétesse. En fait leur «amitié »  fut courte, semée des enfantillages de Renée et peut-être Colette ne put-elle s’empêcher de se prendre aux éclats de la personnalité de la poétesse. Mais une amitié vraie j’en doute ? Une attirance sans doute, de la curiosité peut-être.

Des années plus tard, j’avais oubliée Renée, comme tout le monde d’ailleurs, mais préparant un article sur la poétesse Sappho, immanquablement, je ne pouvais que retrouver sa belle traduction- adaptation de ses vers.
Renée Vivien a fait irruption dans mon univers littéraire et j’ai acheté ses œuvres complètes publiée dans les années 80 chez Régine Desforges ( cela situait la poétesse bien évidemment ) et présentées par JP Goujon. Puisque Renée est restée longtemps classée comme poétesse homosexuelle.
Dans mon désir angoissé de tout savoir, de tout connaître, j’ai commencé par la première page, le premier poème et j’espérais tout dévorer.

Impossible: René vous étouffe rapidement, comme un de ces serpents des forêts amazoniennes. Ses vers vous enveloppent, vous enserrent et vous asphyxient. Il m’a fallu stopper la lecture totalisante, et j’ai opté pour le « à sauts et à gambades » cher à Montaigne. Il faut musarder, picorer, choisir, abandonner, reprendre les textes. Vivien ne se lit pas, elle se découvre et se dérobe, elle vous fatigue et vous attire.
Vivien, il faut en faire un usage homéopathique et je vous assure vous en tirerez toute la substantifique moelle. Vous comprendrez qu’elle est une poétesse importante au carrefour du classicisme grec antique, italien renaissant, baudelairien et même rimbaldien.
Même si Colette cruellement dit d’elle qu’elle est venue trop tard, après Baudelaire, que les temps étaient passés, c’est déjà placer très haut son œuvre: « Renée Vivien trahit sa qualité d’étrangère – c’est à dire l’assimilation ralentie des chefs d’œuvre français- en n’exsudant son baudelairisme qu’entre les années 1900 et 1909. C’était pour nous autres un peu trop tard ». Colette, ibidem P 102.

Une vie d’exil, une vie en exil:

La vie de Renée apparaît comme un exil permanent: une errance entre le passé et le présent, l’idéal et le réel, la perfection et la matière, les exigences et les faiblesses, les fréquentations les plus hautes et les plus vulgaires.
Pour cette raison, elle y a brûlé et son âme et sa santé mais pendant sa courte vie comment fit-elle pour concilier ses antagonismes intérieurs ? Il est d’usage de penser qu’un écrivain tire de sa propre expérience l’inspiration de ses œuvres.
Qu’en-t-il de Renée Vivien?

Elle est née Pauline Tarn, de père anglais et de mère américaine, en 1877. Ses parents dotés d’une fortune solide vivent en France, à Paris. La jeune Pauline est donc élevée dans la culture française: elle parle français, elle lit en français, elle joue dans les jardins publics parisiens, elle va dans une école française. Ses amies sont françaises aussi. Le français est donc pour elle la porte d’entrée vers la connaissance, vers les autres cultures et les autres langues. Même si elle est naturellement bilingue, jamais elle ne se permettra dans ses textes ces boiteries du langage, ces snobismes qui laissent transparaître l’étranger maniant presque parfaitement une autre langue mais qui tient à le faire remarquer.
Car l’Angleterre et l’anglais représentent pour elle l’exil, la solitude, la noirceur et l’ennui: après la mort de son père, Pauline est contrainte de vivre à Londres en raison de ses conflits avec sa mère. L’adolescente, très vite, très tôt, se révolte contre les injustices qui lui sont faites par, justement, celle qui devrait prendre soin d’elle: sa mère. Elle se rebelle, écrit, porte plainte, dénonce ses agissements qui visent à la spolier. Madame Tarn à la suite d »une fugue de plusieurs jours dans les rues de Londres, tentera même de la faire interner.
Mais Pauline sera alors soumise à la volonté de son tuteur: elle est contrainte de quitter Paris pour être mieux protégée de sa mère.
Les séjours à Londres la plongent dans une solitude et un ennui mortel interrompus seulement pendant les étés où elle peut voyager en Europe: Italie, les Pyrénées…
Regrette-t-elle alors de s’être plainte de l’indifférence de sa mère et de la spoliation dont elle est victime ? Quel peut-être le poids, l’influence de ces affrontements entre la mère et la fille qui se poursuivront tout au long de la vie de Pauline, devenue Renée.
Pauline adolescente est une jeune femme exilée: de son enfance, du pays qu’elle aime, des gens qu’elle aime. Privée par la mort, de l’amour paternel, elle est également exilée aussi de l’amour maternel. Madame Tarn voyage, a des liaisons comme on dit à cette époque.
En revanche, Renée choisit volontairement sa langue d’écrivain, le français, et nul ne peut soupçonner en la lisant qu’elle n’est pas une Française d’origine.
Sa connaissance de la langue, de la littérature française est absolument parfaite.
Rapidement Pauline s’émancipe et obtient sous le couvert d’un chaperon de revenir vivre dans son Paris bien-aimé. Seule, indépendant, suffisamment riche, elle inquiète les parents de ses amies et notamment ceux de Violette Shillito, qui hantera les poèmes de Renée en raison de sa mort précoce ( les violettes, l’améthyste sont comme autant de petits pas japonais dans les poèmes ).
Par la suite, Pauline devenue Renée Vivien cherchera notamment dans les îles grecques, à Mytilène, ou bien en Italie, des résidences idéales.

« La mer porte le poids voluptueux des Iles…
Le lapis-lazuli des ondes infertiles
Sollicite le frais recueillement des îles… »
Les îles. La Vénus des Aveugles.

Le Paris 1900: Pauline sort, va au théâtre, rencontre du monde. Son amour pour la musique n’est pas superficiel, ni sa passion pour l’étude. Elle veut savoir, elle veut apprendre.
Qui fréquente-t-elle dans le Paris 1900: Nathalie Barney, Violette Schilitto, Colette, Willy, Paul Hamond, des écrivains, des journalistes, des artistes mais aussi des demi-mondaines. Tout ce petit monde se régale des scandales, des amours des unes avec les autres, des suicides spectaculaires, des ruptures.
De jeunes héritières américaines goûtent en France une liberté d’autant plus grande que leur fortune les protège du qu’en dira-t-on et les éloigne du puritanisme américain.

Et Pauline devient Renée…..

Très clairement, la poésie amoureuse de Renée s’adresse à des amies, des amantes. Il serait très facile de dire qu’après avoir été rudement rejetée par un homme dont elle s’est éprise après avoir échangé une longue correspondance avec lui ( plus âgé qu’elle, marié, Amédée Moullé est quinquagénaire, industriel, épris de poésie que Renée a rencontré au cours d’un dîner… ), elle se soit consolée auprès d’amies femmes.
C’est la théorie de Colette qui dit qu’après avoir bien souffert à cause des hommes, certaines femmes trouvent consolation, paix et tranquillité auprès de l’une d’elle:
Renée transfigure ses amies dans ses poèmes, que ce soit Natalie Clifford Barney ou Hélène de Zuylen, les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie.

« Éparse autour de toi pleurait la tubéreuse
Et tes seins se dressaient dans leur virginité
Dans mes regards brillaient l’extase douloureuse
Qui nous étreint au seuil de la divinité »
Nudité, Études et Préludes.

On a eu tendance à réduire Renée Vivien à la une poétesse homosexuelle, mais elle est essentiellement et sans aucun doute une femme qui écrit, qui fait œuvre: elle est à la recherche désespérée d’un idéal littéraire, ré-écrivant, re-travaillant jusqu’à la fin ses textes afin de les améliorer et n’oublions pas dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.
Mais Renée écrit aussi pour les femmes, toutes les femmes: enchaînée dans des mariages où elles subissent une domination masculine sans limite. Renée a une vision des hommes très noire «  bestialité, orgueil »  sont des termes qui apparaissent dans Le Chant des Sirènes.

Renée est une femme qui se consume, c’est le terme qu’emploie Colette et bien évidemment, en bonne terrienne, elle n’aime pas les femmes qui se consument. Renée brûle sa vie dans les excès: alcool, attitudes extravagantes, obsession de la minceur, voyages, fréquentations orageuses, liaisons mortifères, production littéraire énorme si l’on se souvient qu’elle commence à publier en 1901 et qu’elle meurt en 1909.
Hantée par la mort, la fin des choses, des sentiments, Renée se projette dans un univers d’éternité, quelque part loin dans un monde mythique, le passé rêvé ( la Grèce, les monde scandinaves, leurs légendes ), des aubes et des nuits éternelles. Rejetant le matérialisme de fer de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème, elle préfère le rêve, le symbole, les impressions. Son écriture est à la fois précise mais aussi très symbolique et énigmatique. Elle privilégie les associations, les sensations, les suggestions: fleurs symboles ( lys, tubéreuses,violettes ), parfums, couleurs, divinités antiques, héroïnes mystérieuses ( Sappho, cycle arturien )…..

« Le vent d’hiver s’élance, audacieux et fort
Ainsi que les Vikings aux splendides colères;
La tempête a soufflé sur les pins séculaires?
Et les flots ont bondi… Venez, mes Dieux du Nord!…. »

Toi, notre Père Odin A l’heure des mains jointes.

Renée refuse la situation qui est faite aux femmes dans son temps, et la modernité terriblement matérialiste de ce temps.
A la recherche de l’inaccessible perfection sur terre et dans son œuvre, Renée brûle ses ailes et sa vie. Elle s’éteint à peine âgée de….. empoisonnée par l’alcool, détruite intérieurement.
Survit son œuvre, oubliée parce que trop datée, mais re-découverte parce que majeure. Une œuvre lue à la lumière d’autres critères qui permettent de donner à nouveau sa place dans la littérature contemporaine à la poétesse.
Je vous conseille de lire en premier sa traduction/adaptation de Sappho.

Prenez le temps de lire afin d’approfondir cette approche: Les Oeuvres Complètes de Renée Vivien publiées chez Régine Desforges et présentées par JP Goujon.
Le Pur et l’Impur de Colette, collection le livre de Poche.
Vous pouvez lire sur le site Gallica l’œuvre entière de Renée Vivien en accès libre.

Catherine Calvel

SAPPHO

SAPPHO

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Portrait supposé de Sappho Pompeï

« Tisseuse de violettes »

« Femme aux tresses violettes »

Les traducteurs ne dévoilent pas le mystère de Sappho, bien au contraire. Qui fut-cette femme qui entrelaçait les fragiles tiges des fleurs odorantes du printemps ou dont les cheveux sombres reflétaient le mauve de leurs pétales ? De quels rêves, de quels phantasmes est-elle l’excuse ? Elle qui a disparu dans les brumes depuis plus de 2500 ans.

Sappho fut une poétesse,honorée en son temps, et pourtant en marge d’un destin tout tracé. Apparemment, elle refusa le mariage et la maternité qui étaient le lot de toute femme. En tout cas, elle les maudit, pour se consacrer à la déesse Aphrodite et à ses disciples dans son Académie des Muses. Pour nous, elle est la poétesse qui a expérimenté les bonheurs et les souffrances humaines: sa voix résonne à la fois si proche et si lointaine spécialement dans la traduction de Renée Vivien.

Elle est entrée dans la légende en raison même des mystères qu’elle laissa: on donna son nom aux amours homosexuelles féminines; en son temps on reconnut son talent de versificatrice. Elle fut donc novatrice mais aussi un exemple, lue par les plus grands,citée, imitée tout au long de l’Antiquité.

Mais qui l’initia à la poésie ?

Ici, c’est en tant que poétesse qu’elle nous intéresse, parce qu’elle nous oblige à nous interroger sur la place que tenait la femme dans la société grecque, ce « club d’hommes ». Quel regard ses contemporains portèrent-ils sur elle ? Les femmes qui écrivaient étaient-elles rares – on connaît seulement le nom et quelques fragments des œuvres de quatorze d’entre elles – ? Furent-elles en marge, traitées comme des étrangetés ? Ou bien furent-elles reconnues et admises parmi leurs pairs si l’on se réfère aux épithètes élogieuses qui honorent certaines d’entre elles, « Homère faite femme » pour Anyté d’Arcadie , par exemple ? A quels genres leurs œuvres appartenaient-elles ? Peut-on parler dans l’Antiquité de « littérature féminine » et plus généralement qu’est-ce que – s’il y en a une – la littérature féminine ?

Les lieux et le temps: Lesbos et Mytilène aux VII et VI ème siècles avant JC:

Les Grecs ont conscience dès l’époque archaïque que la communauté des habitants d’une cité ( constituée de son « astu », la forteresse, l’acropole  et de sa « chora » , son territoire agricole ) ont un destin commun: ils mettent en œuvre une politique, un vivre ensemble. Ils forment une « koiné » ( une communauté culturelle ).

Sappho vit à Lesbos, aux portes de l’Empire perse, dans cette Grèce qui se développe autour de la mer Egée, à la fin du VII ème siècle et au début du VI ème siècle av J.C.

Lesbos, dans la Grèce archaïque, quand, encore, la Cité est en construction et que des forces puissantes mais antagonistes s’affrontent, est une grande île au large des côtes de l’Asie Mineure: c’est la Grèce de la mer Egée. Celle qui est aussi bien tournée vers l’Empire Perse ou l’Egypte, que vers l’Europe et la Grèce continentale.

Quatre cités occupent son territoire découpé: Mytilène, où vit Sappho, Méthymna, Antissa et Pyrrha. On peut les nommer « cités » car déjà les Grecs savent ce qui fait la cité: Alcée, poète contemporain de Sappho et son admirateur maladroit écrit:

Carte mer Egée

« Ce ne sont pas les pierres, ni les bois de charpente, ni l’art des charpentiers

( qui font ) la cité; mais partout où se trouvent des hommes qui savent comment assurer leur salut, là se trouvent les remparts, là se trouve la cité » ( Alcée, poète aristocratique et soldat à Mytilène, fin VII ème siècle, ed Loeb, 29 ).

Lesbos est la plus grande des îles égéennes: son territoire est fertile, elle a de beaux ports. Comme beaucoup de cités grecques, elle commerce: ses marchands, ses marins sillonnent la mer Méditerranée. Ils affrontent ses colères soudaines et terribles, ses coups de boras envoyés par les dieux irrités. Mais hardis et sans peur, ils vont jusqu’en Egypte, jusqu’à Naucratis, vendre leur vin.

Au VII ème siècle et VI ème siècle dans la Grèce que l’on nomme « archaïque » non pas de façon péjorative, mais pour délimiter les âges précédant la démocratie athénienne et son empire sur le monde grec, aristocrates, forces populaires, commerçants, artisans, paysans sont en conflit dans les cités, souvent violemment. Parfois, des tyrannies se mettent en place. Attention, en grec le mot tyrannie désigne le pouvoir d’un seul homme, pouvoir certes pris par la force et au mépris des lois mais il ne signifie pas forcément que le tyran soit cruel et violent même si souvent il le fut. Parfois, comme Pittacos de Mytilène, ils surent gouverner sagement et développer leur cité.

Photo Mytilène

Dans cette société, les femmes n’ont quasiment aucun droit, en tout cas aucun droit politique. La femme n’est pas une citoyenne: elle est fille de citoyen, femme de citoyen, mère de citoyen, c’est tout et c’est déjà beaucoup par rapport aux autres femmes de la même époque. Son statut de fille de, femme de, mère de lui confère malgré tout un statut différent des autres, servantes, esclaves, ou étrangères. Car les femmes grecques jouent un rôle non négligeable dans la vie de la cité: religieux, familial et pour certaines que l’on devine « intellectuel ». La femme grecque n’est pas une citoyenne à part entière mais elle participe à la vie de la cité.

Le monde de Sappho est donc complexe, multiple, varié, plein d’énergie, en construction: les forces en présence sont diverses, antinomiques et pourtant on sent déjà l’unité du monde grec, sa « koiné » rayonner: la langue, la culture, la religion, la vision politique font de ce petit bout de l’Europe orientale un monde à part mais qui va jouer un rôle majeur dans l’histoire.

Les maîtres de Sappho et la poésie lyrique archaïque

Le grec ancien transcrit des dialectes différents mais tous grecs. Son alphabet caracole déjà sur les poteries, sur les stèles funéraires. Il a permis la diffusion de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère, de la Théogonie d’Hésiode ou des Travaux et des Jours du même auteur.

Les maîtres: Homère et Hésiode:

Sappho naît et meurt aux temps de la Grèce archaïque, période qui précède la Grèce classique de Périclès, de Praxitèle et des grands tragiques. Elle a pour maîtres et modèles, Homère, Hésiode, dont les poèmes sont le socle culturel du monde grec.

Extraits: HOMERE, L’ILIADE, LIVRE III, chant III, vers 121

Traduction: Eugène Bareste, 1843

 Ἶρις δ᾽ αὖθ᾽ Ἑλένῃ λευκωλένῳ ἄγγελος ἦλθεν
εἰδομένη γαλόῳ Ἀντηνορίδαο δάμαρτι,
τὴν Ἀντηνορίδης εἶχε κρείων Ἑλικάων
Λαοδίκην Πριάμοιο θυγατρῶν εἶδος ἀρίστην.
Τὴν δ᾽ εὗρ᾽ ἐν μεγάρῳ· ἣ δὲ μέγαν ἱστὸν ὕφαινε 125
δίπλακα πορφυρέην, πολέας δ᾽ ἐνέπασσεν ἀέθλους
Τρώων θ᾽ ἱπποδάμων καὶ Ἀχαιῶν χαλκοχιτώνων,
οὕς ἑθεν εἵνεκ᾽ ἔπασχον ὑπ᾽ Ἄρηος παλαμάων·
ἀγχοῦ δ᾽ ἱσταμένη προσέφη πόδας ὠκέα Ἶρις·
 

« Iris se rend près d’Hélène aux bras d’albâtre, sous les traits de la belle-soeur de cette princesse, Laodicée, qui avait épousé le roi Hélicaon, fils d’Anténor, et la première en beauté des filles de Priam. La déesse trouve Hélène dans son palais: elle brodait un long voile de pourpre (06), doublement tissu, et traçait sur ce voile les combats que soutenaient pour elle les Troyens dompteurs de coursiers, et les Grecs revêtus d’airain. La légère Iris s’approche d’elle et lui dit … »

Extraits: HESIODE, LES TRAVAUX ET LES JOURS, Le mythe de Pandore

Traduction:

Ιαπετιονίδη, πάντων πέρι μήδεα εἰδώς,
χαίρεις πῦρ κλέψας καὶ ἐμὰς φρένας ἠπεροπεύσας…..”

« Fils de Japet, ô le plus habile de tous les mortels ! tu te réjouis d’avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse, mais ton vol te sera fatal à toi……

Tels les hoplites grecs vêtus de cuir et armés de boucliers sonores, les lettres grecques, les « gramma » se pressent l’une derrière l’autre. On croit entendre le cliquettement de leur pas sur les graviers de la plage. Dans l’œuvre de Sappho, les fourmis noires chantent non pas les faits héroïques ou épiques des dieux et des hommes, mais la déesse Aphrodite, la beauté des aimées et de la nature, dans les brumes de la Grèce encore royale, archaïque, en tout cas aristocratique.

La poésie grecque: les Grecs sont gens de paroles, du verbe. Ils écrivent puis chantent les textes devant le public. (voir article du blog: Je lis, elle lit, ils lisaient… oui mais comment ?) Chez les Grecs Anciens « poïen »  signifie à la fois « créer » , «  faire, fabriquer »  et bien entendu «  faire de la poésie ». Ce mot montre bien comment les Grecs comprenaient l’acte de création: à la fois comme un combat contre l’inerte, contre le chaos et comme un acte réel qui donne à voir, qui donne à vivre ou encore mieux qui fait agir: la parole donne pouvoir, la parole donne à voir, la parole est création, la parole est action et fait agir.

Tous les genres seront explorés par les Grecs:le théâtre dans l’Athènes classique, l’exhortation au combat à Sparte, le discours chez Démosthène, le texte philosophique chez Platon, la fable, l’histoire chez Hérodote et Thucydide.

Mais la poésie a été pour les Grecs le genre premier: Homère écrit en vers, Hésiode aussi. La poésie peut être lyrique, élégiaque, épique mais aussi didactique ou polémique et engagée. En tout cas, elle est le genre par excellence, le genre premier.

Quand on écrit, on écrit en vers.

Sappho, femme poète, entre légende et réalité

Que sait-on d’elle de certain ? Peu de choses à vrai dire. La plupart de nos informations sont soit de l’ordre du légendaire soit invérifiables.

Sa vie, sa mort sont entrées dans la légende et il est difficile de cerner un portrait historique d’elle. Dut-elle pour écrire choisir de vivre en marge, de fuir le chemin commun à la majorité des femmes de son époque, le mariage, la maternité, la vie dans le gynécée ? Sut-elle se débarrasser de la tutelle d’un père, d’un mari de ses frères en se consacrant à la déesse Aphrodite ? En tout cas fille de citoyen et de citoyen riche, Sappho bénéficia certainement d’une éducation raffinée; consciente de ses dons, elle put les cultiver. Ses œuvres reflètent la pleine possession d’un art, et la pleine conscience d’être une créatrice.

Au plus proche de ce qui est vraisemblable, nous savons que, née dans une famille noble ou tout au moins riche et commerçante de Mytilène, Sappho appartient à la classe dominante qui participe aux grands mouvements politiques de l’époque. On lui connaît deux frères, dont un installé à Naucratis en Egypte. Il semble qu’elle ne se soit pas mariée et qu’elle ait vécu au sein de son Académie des Muses en compagnie de ses disciples, des jeunes femmes originaires comme elle de Lesbos ou d’ailleurs en Grèce.

Ce qui est de l’ordre de la légende: son exil en Sicile avec le poète Alcée, son amour pour Phaon, son mariage avec un dénommé Kerkolas, la naissance d’une fille Cléïs, et son suicide du haut du rocher de Leucade en raison de son amour impossible pour Phaon.

En revanche, sa renommée n’est pas légendaire. On sait que le grand Solon, le législateur d’Athènes, connaissait ses vers. Platon lui attribue même le titre de Dixième Muse. Plus tard, à Rome, Catulle la citera et utilisera la forme métrique qu’elle a inventée.

Visiblement son statut de femme poétesse ne choque pas les Grecs, ils n’hésitent pas à louer ses talents. Femme, poétesse, elle occupe une place qui n’est pas remise en cause. D’ailleurs on trouve dans le monde grec des inscriptions, des stèles qui honorent d’autres femmes poétesses mais dont les œuvres n’ont pas survécu.

Dans ce monde d’homme, il semble que la poétesse, telle la prêtresse ou la médium soit reconnues dans son rôle social. Tout comme les Athéniennes, qui sans être des citoyennes, jouaient un rôle important dans la vie de la cité, assurant sa cohésion au sein de la famille et le lien avec les divinités dans les cultes et les grandes fêtes liturgiques ( par exemple: elles tissent le peplum qui sera offert à la déesse protectrice d’Athènes lors des Panathénées ).

Hélas le Moyen Age précipite Sappho dans l’enfer et ses œuvres sont presque toutes détruites au IV ème siècle et ensuite au XI ème siècle lors d’autodafés ravageurs.

Il ne nous reste que environ 600 vers sur les 12 000 qu’elle aurait écrits en 9 volumes. On a retrouvé récemment deux poèmes de Sappho, alors peut-être d’autres textes attendent -ils protégés quelque part dans les rouleaux poussiéreux d’une bibliothèque oubliée.

Les œuvres, les poèmes

Les Odes nous sont parvenues à peu près intégralement. Sinon, ce sont des fragments ou des citations serties dans d’autres textes que nous connaissons. L’ode chez les Grecs, est un poème en strophes semblables entre elles, destinée à célébrer un grand événement, ou un haut personnage ou des sentiments plus familiers: A Aphrodite, A l’Absente, A une femme aimée….. sont des odes.

A qui s’adressent les Odes de Sappho ?

Aphrodite et la nature: consolatrice, la déesse entend et écoute les appels et les prières de Sappho « Jadis entendant ma triste voix lointaine, tu vins l’écouter ». La déesse quitte les cieux et s’adresse à la poétesse directement: « D’où vient l’anxiété à ton grave front … ». Elle s’inquiète pour elle, et comprend bien vite l’origine des souffrances de Sappho: l’amour sans retour « Qui te fait souffrir ? »

« Tu ne sauras plus les langueurs de l’attente. Celle qui te fuit… suivra pas à pas … ».

La déesse apporte soulagement et use de ses pouvoirs pour exaucer les vœux de Sappho. Aphrodite apparaît comme la déesse consolatrice des blessures de l’amour puisqu’elle en est la source: « La Tisseuse de ruse à l’âme arc en ciel. » Et bien souvent, Sappho reviendra à l’image de la Tisseuse, l’activité féminine première dans les maisons grecques. Pénélope ne tisse-t-elle pas à l’infini en attendant le retour de son mari. Même les reines pratiquent cette activité essentielle: on habille les membres de la famille, on tisse des pièces que l’on échange et bien sûr on tisse le péplum de la déesse qui lui sera offert les jours de cérémonies à Athènes.

Sappho s’affirme en tant que femme: elle est la Tisseuse, comme la déesse; elle entrelace les fils du destin tout comme les Parques.

Mais Aphrodite est également la beauté. Elle est la Beauté: « immortelle, blanche bienheureuse aux paupières de flammes, aux yeux de soleil, aux cheveux splendides, son visage est divin »Sappho est éblouie par la beauté lumineuse et flamboyante de la déesse qui lorsqu’elle se montre aux humains apparaît dans sa gloire et sa beauté rayonnante. Sappho est toute entière en adoration, lorsque la déesse lui apparaît et écoute ses prières. Elle écrit même « Pour l’Aphrodita, j’ai délaissé Eros », fils ou serviteur de la déesse. L’Amour au-delà des sens. Sappho semble dire qu’elle a préféré l’amour absolu et chaste aux délices que procure Eros. Jusqu’à atteindre l’union sacrée avec la déesse, l’extase absolue et la connaissance du corps de la déesse: « Et ma chair connut le soleil de ta chair…. mortelle je bus dans la coupe des Dieux ». Renonçant aux plaisirs de la chair terrestre, Sappho connaît l’extase mystique, mais cette extase mystique elle la chante avec les accents de la sensualité la plus terrestre.

Car il est donné aux seules femmes de ressentir et de chanter la présence mystique de la déesse « Et toutes sentaient la mystique présence de l’Aphrodita ». L’Aphrodita est l’Amante parfaite, celle qui jamais ne trahira, celle qui procure les plaisirs les plus intenses et les plus hauts.

L’union entre la déesse, Sappho, ses disciples ne peut se faire que dans une nature à l’unisson: sensuelle, vibrante. Les jours flamboient dans le soleil de la Méditerranée, et les nuits sont noires et profondes comme un velours. La nature

enveloppe Sappho, la nature lui permet de communiquer avec la déesse mais la nature lui sert aussi de langage métaphorique pour exprimer ses sentiments.

La nuit est propice aux rêve, à la langueur, à la solitude, au souvenir des amies disparues: « Que de souvenir à la chute du jour » mais la nuit est aussi le lieu du désir:

vApphordite Genitrix Milo

  « Elle t’ouvrira, comme la Nuit ardente, l’ombre de ses bras. »

Le jour offre l’éclatante beauté des fruits murs, des fleurs, des oiseaux qui battent des ailes.

« Ainsi qu’une pomme aux chairs d’or se balance, parmi la verdure et les eaux du vergers. »

Sappho est à l’exacte place dans le jardin, dans les vergers, dans les collines de son île et dévore toutes les sensations que lui apporte cette nature méditerranéenne. Communiant avec la nature, elle atteint le divin et sa déesse.

Mais les Odes de Sappho s’adressent aussi aux compagnes de la poétesse dans son Académie des Muses:

Les aimées: Atthis la blonde, Eranna la joueuse de lyre, Euneika trop belle, Gurinnô trop tendre, Anactoria, Dika, Androméda, Peithô, Timas la morte, Görgo.

Elles sont nommées les cohortes des aimées de Sappho et chacune mérite son épithète homérique: Atthis la blonde, Aranna la joueuse de lyre…. à chaque nom est associé une caractéristique dont la formulation est héritée d’Homère. ( Par exemple: Athéna aux yeux pers, Troies aux larges avenues, l’aurore aux doigts de rose…. )

Parmi elles, deux se détachent: Atthis la trop aimée: « Atthis, je t’aimais autrefois ». Sappho pleure ici la mort de l’amour et son regret, et les ravages du temps qui passe. Ses amours « sont lointaines »; les «  fleurs sont fanées ». Le regret aussi qu’Atthis n’ait pas su ressentir un amour profond et véritable: « Tu n’as point connu la stupeur de l’amour, l’effroi du baiser et l’orgueil de la haine ». La jeune et jolie Atthis, trop peu fiable, s’est contentée des « roses d’un jour. », de l’éphémère, de la surface des sentiments.

Son nom revient souvent, comme un éternel regret de ce qui ne fut pas. Atthis fut-elle vraiment le seul et unique amour regretté de Sappho ? L‘ « Ode à la femme aimée » ne s’adresse-t-elle pas à Atthis qui préféra les attentions d’un homme à celle de Sappho ? « L’homme fortuné qu’enivre ta présence, me semble l’égal d’un dieu, car il entend ruisseler ton rire... »

Androméda l’indifférente, la rude, la sans-coeur et sans principe, qui fut-elle ?

Androméda prit-elle dans le coeur d’Atthis la place que Sappho aurait voulu y tenir:

«Tu hais ma pensée, Atthis, et mon image. Cet autre baiser qui te persuada te brûle et tu fuis, haletante et sauvage, vers Androméda ».

Androméda qui attire la raillerie de Sappho « Quelle paysanne te charme le coeur, qui ne sait pas relever sa robe sur ses chevilles ? »  C’est Androméda la paysanne qui marche lourdement, les plis de sa robe dans ses pieds. Portrait réel ou méchanceté de femme jalouse ? Car il semble que Sappho n’accueillit auprès d’elle que des jeunes femmes de l’aristocratie de l’île.

Et les autres ?

Sappho s’adresse particulièrement à elles dans ses Odes. Que dire de ses sentiments envers les autres ? De la tendresse d’une femme mentor et inspiratrice envers ses disciples ?De l’admiration pour leur beauté et leur jeunesse ? De l’inquiétude aussi si elles font le choix de s’enfermer dans les liens du mariage que Sappho a refusé et abhorre ?

Sappho évoque les nuits douces, les chants, la beauté de son île, la nature. Dans cet élan de vie, d’amour, elle englobe les jeunes femmes. Elles les aime comme elle aime la vie, la beauté d’une branche et le vol des passereaux car tout provient de la grande et puissante Aphrodite.

L’Eros: douleur de l’Eros, douleur physique

Autant Sappho est transfigurée et transportée lors de ces contacts avec la déesse, autant Eros lui cause une souffrance physique intense: son corps entier subit les attaques de l’Eros qui ici ne saurait être ce petit ange fessu à la peau de velours que la Renaissance nous a légué. Eros, l’Eros est un redoutable adversaire qui enchaîne les corps et les âmes.

Eros vase grec

« Je frissonne toute, ma langue est brisée »: l’Eros vous atteint comme une maladie mortelle, il vous paralyse, vous rend muet. «  Ma sueur coule ainsi que la rosée, âpre de la mer « , «  une flamme a traversé ma chair » : évoquent le foudroiement de l’amour, et l’état de stupeur dans lequel il vous plonge.

« Eros tu nous brûle « , nous les amantes, nous les hommes et les femmes dans un brasier total. «  La sombre ardeur…. déchire mon âme…. ravage ma chair », tel un Enfer ardent, l’Eros emporte ses victimes.

On ne peut que rapprocher les vers de Sappho de ceux de Racine: Phèdre ne soupire-t-elle pas au souvenir de d’Hippolyte: « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue…. Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, je sentis mon corps et transir et brûler… » ( Phèdre, Racine, Acte I, scène IV )

Phèdre est la soeur de Sappho dans le désarroi de son corps qui la trahit à la vue d’Hippolyte. L’Eros vous arrache à vous même, vous prive du contrôle de vous-même et d’abord de celui de votre corps atteint subitement de cette maladie mortelle.

Les regrets, la perte et la mort des êtres aimés.

Sappho certes a chanté l’amour et ses amours, mais toujours perce dans ses poèmes la douleur de la perte, de la mort, les regrets de ce qui n’a pas été ou qui n’est plus. « L’Hadès lointain où dort Perséphoné » , « fleuri de pâles asphodèles », c’est le royaume de la mort qui emporte les êtres aimés, mais c’est aussi le pays de la perte et du désamour. «  Demain tu mourras », c’est le pressentiment affreux de ce qui est inévitable, l’objet de l’amour mourra mais l’amour aussi est mortel. Ce futur aussi froid que les linceuls, aussi prévisible que le destin, Sappho le scande, le martèle. Sappho meurt dans l’attente du retour de l’amour, de l’aimée, en vain.

Alors elle, qui n’aimait que les arbres du verger et les eaux du ruisseau, se met à « haïr le printemps », et pleure seule dans le crépuscule.

L’âme de Sappho reflète et le printemps et l’hiver, la vie et la mort, l’amour et le désespoir. De l’universelle condition humaine et de la condition particulière des femmes de son temps, elle a su nous faire partager la voix unique d’une femme grecque, vivant sur l’île de Lesbos au VI ème siècle avant JC. Une voix que nous entendons et que nous comprenons car nous vivons les mêmes peines et les mêmes joies.

Stèle funéraire Saut de Leucade

Lire et relire Sappho, c’est se tourner vers le passé et être ébloui par une lumière si éclatante, si puissante, que l’évidence même de son art, de son humanité, portés au plus haut point à l’aube d’une civilisation naissante, nous accompagneront tout au long de ce cheminement littéraire.

Mais lire Sappho c’est aussi se questionner sur la place des femmes artistes dans les sociétés: pour Sappho, l’oblation fut-elle la seule issue possible pour exercer sa liberté ? Mais la marge n’est-elle pas la place de tout artiste, homme ou femme ?

Déjà on entrevoit les choix impossibles des femmes: religieuse, directrice d’école, enseignante et bien sûr soignante sont les seules voies qui permettent de vivre autre chose que le mariage et la maternité.

Libre, seule, poétesse, oui mais dévouée à la déesse, mentor d’une Académie de jeunes filles, Sappho est déjà un modèle, un exemple. La question se posera tout au long de ce dossier: quel choix pour les femmes écrivains, artistes ? Y-a-t-il un art spécifiquement féminin ? Imaginerait-on se demander s’il y a un art masculin ? Il y a l’art, la création. Faire le choix de dire il existe une littérature féminine, c’est se poser comme le disait Simone de Beauvoir en objet par rapport à l’autre, la norme ( les hommes ) et non pas en sujet ( je crée ).

Mais on ne peut nier les contraintes spécifiques, les normes sociales imposées aux femmes tout au long des siècles et des millénaires. Il est donc évident, qu’elles ont eu à intégrer ces normes, ces contraintes, ces violences. Il ne faut jamais oublier cet arrière plan qui conditionne bien souvent les œuvres féminines, quand les femmes ont pu écrire, ou mieux encore quand elles ont pu aussi rendre publiques leurs œuvres.

NB: Les références de cet article, toutes les citations sont tirées de la traduction de Renée Vivien et comme toute traduction, elle est une «  belle infidèle «  reflétant tout autant la personnalité de René Vivien que l’âme de Sappho.

Pour un texte plus proche de l’original mais moins poétique: voir la traduction de Monsieur Falconnet, sur le site en référence: http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/sappho/oeuvre.htm

Le prochain portrait sera consacré à la traductrice qui a su de façon limpide et subtile traduire Sappho: Renée Vivien.

SOURCES:

http://www.antiquite.ac-versailles.fr/perses/perses92.htm

http://clio.revues.org/355

http://dictynna.revues.org/155

http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/sappho/vie.htm

Traduction du texte disponible sur fichier PDF, traduction de Renée Viviien, 1903, Editions E. Lemerre, sur  Gallica ou en ligne et/ou epub sur Internet Archive

Pour une étude du style de Renée Vivien et de ses qualités de traductrice: L’imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien: de mémoire en mémoire par Marie-Ange Bartholomot Bessou

Catherine Calvel